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 Catherine :
Alors, quand elle me demandait si il était décédé, je répondais que oui. Et, comme on le sait tous, quand on répond aux questions des personnes atteintes de démence et qu’elles entendent une nouvelle dévastatrice, c’est comme si elles l’apprenaient pour la première fois.
 
Jay :
Vous venez d’entendre Catherine Mulvale. Sa mère est atteinte de démence, et pendant un certain temps, elle oubliait que son mari était décédé. Catherine se sentait obligée de lui répéter constamment cette triste nouvelle. Vous ferez la connaissance de Catherine dans un instant.
 
Allison :
Bienvenue à Défier la démence, le balado pour quiconque a un cerveau.
 
Jay :
Défier la démence, c’est vivre de manière à garder son cerveau en santé et à réduire les risques de démence, car celle-ci ne dépend pas seulement de nos gènes.
 
Allison :
La génétique peut jouer un rôle, mais les facteurs liés au mode de vie, comme une mauvaise alimentation, le stress et l’isolement social, sont également déterminants.
 
Jay :
Selon les dernières données, les scientifiques affirment aujourd’hui que si nous apportions des changements sains pour contrer ces facteurs de risque, nous pourrions réduire d’au moins 45 % le nombre de cas de démence sur la planète, soit près de la moitié.
 
Allison :
Aujourd’hui, dans le cadre de l’émission, nous nous pencherons sur le mensonge par amour, ainsi que sur l’éthique et les avantages de remanier la vérité avec compassion lorsque l’on communique avec une personne atteinte de démence. Je m’appelle Allison Sekuler, présidente et scientifique en chef de l’Académie de recherche et d’éducation à Baycrest et du Centre d’innovation sur la santé du cerveau et le vieillissement.
 
Jay :
Je m’appelle Jay Ingram. Je suis journaliste scientifique et la démence revêt pour moi un intérêt à la fois personnel et professionnel.
 
Allison :
Joignez-vous à nous pour défier la démence. Parce qu’il n’y a pas d’âge pour prendre soin de son cerveau.
 
Jay :
Lorsque des démences comme la maladie d’Alzheimer progressent, la capacité du cerveau à emmagasiner de nouveaux souvenirs et à se rappeler les anciens se détériore. Les gens peuvent oublier des choses très importantes, comme les décès de certains membres de la famille.
 
Allison :
Mais dire la vérité pour corriger ces perceptions erronées peut s’avérer très douloureux et traumatisant. De nombreux proches aidants choisissent de reformuler la vérité pour épargner cette douleur à leurs proches. Mais pour plusieurs, cela s’apparente à un mensonge, et le mensonge est souvent mal vu. Cela peut donc engendrer de profonds sentiments de culpabilité et d’angoisse.
 
Jay :
Comment communiquer avec un proche atteint de démence pour réduire son niveau de stress et le nôtre? Comment concilier vérité et compassion?
 
Allison :
Aujourd’hui, nous allons tenter de répondre à ces questions. Nous avons la chance de pouvoir compter sur l’aide d’invités qui possèdent une sagesse et une expérience durement acquises. Et le titre de cet épisode est Mentir par amour.
 
Jay :
Notre première invitée est Catherine Mulvale. Elle a 58 ans. Catherine est mariée, mère de deux enfants et proche aidante de sa mère, Anne, qui a reçu un diagnostic de démence vasculaire en 2019. Le père de Catherine en était également atteint et il est malheureusement décédé il y a quatre ans. Catherine est consultante en affaires auprès d’organismes caritatifs du domaine de la santé, et a été directrice générale de plusieurs grandes organisations caritatives nationales. Catherine Mulvale se joint à nous pour nous raconter son expérience sur l’équilibre entre vérité et compassion. Elle vit à Georgetown, en Ontario. Catherine, bienvenue à Défier la démence.
 
Catherine :
Merci beaucoup de m’accueillir.
 
Jay :
Parlez-nous de votre mère, Anne, avant l’apparition de sa démence et expliquez-nous comment les choses ont changé après le diagnostic.
 
Catherine :
Ma mère est pleine d’énergie et d’optimisme. Elle était très sportive et compétitive, mais elle encourageait toujours avec enthousiasme ceux qui la surpassaient dans n’importe quel sport. Elle m’a appris à voir la beauté du monde qui nous entoure et celle des gens qui y vivent. Là-dessus, elle n’a pas du tout changé. Mais les expériences que nous vivons ensemble et la façon dont nous communiquons l’une avec l’autre sont très différentes aujourd’hui. Je me considère vraiment chanceuse d’avoir eu une mère comme elle, car elle m’a fait découvrir de très belles choses au sujet du monde.
 
Allison :
L’épisode étant consacré à l’équilibre entre vérité et compassion, avez-vous une anecdote à nous raconter à ce sujet?
 
Catherine :
Bien sûr. Pour expliquer comment je gère les questions difficiles que ma mère me pose et si je lui dis la vérité ou si j’adapte un peu la situation, je dois remonter à mon enfance.
Quand j’avais neuf ans, j’ai volé une bague chez les voisins d’en face. Quand je suis rentrée à la maison, ma mère a remarqué que j’avais la bague au doigt et m’a demandé : « As-tu volé cette bague? » J’ai répondu : « Non, je ne l’ai pas volée. » Sa réaction face à mon mensonge, alors qu’elle savait parfaitement que j’avais volé cette bague, m’a tellement bouleversée que je dirais que j’ai été marquée à vie. Elle s’est mise à pleurer et s’est éloignée de moi. Ce mensonge l’avait bouleversée. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que le mensonge en soi était à l’origine de son inconfort.
Cette déception a duré si longtemps que j’ai fini par devenir incapable de mentir. Ainsi, si quelqu’un me pose une question générale, je peux la contourner. Mais si c’est une question précise, je ne peux pas mentir. Et cela comprend évidemment le fait de ne pas pouvoir mentir à ma mère. Cela a légèrement changé ces derniers temps, mais c’était vraiment difficile lorsqu’elle a commencé à poser des questions sur l’endroit où se trouvait mon père. A l'époque, nous avons pu trouver des solutions, l’apaiser et passer à autre chose. Mais à un moment donné, elle est devenue très insistante et ne cessait de demander où il se trouvait. Elle passait de questions comme « Où est-il? Pourquoi ne vient-il pas me voir? » à « Est-il mort? »
À ce moment-là, elle avait encore de nombreux moments de lucidité et pouvait faire preuve d’une grande maturité; elle comprenait ce qui l’entourait, où elle était et comment les choses fonctionnaient dans son monde. Naïvement, j’espérais qu’elle continue à être ma mère et qu’elle retrouve ses capacités cognitives. Alors, quand elle me demandait si mon père était décédé, je répondais oui. Et, comme on le sait tous, quand on répond aux questions des personnes atteintes de démence et qu’elles entendent une nouvelle dévastatrice, c’est comme si elles l’apprenaient pour la première fois. Chaque fois que je disais que mon père était décédé, dans mon esprit, je pensais lui donner des détails qui pourraient la réconforter. Lui rappeler qu’elle était présente, qu’il savait qu’elle l’aimait et qu’elle était avec lui jusqu’à son dernier souffle.
Mais ce n’était pas réconfortant pour elle. C’était dévastateur, et cela la bouleversait chaque fois que je le lui disais. À l’époque, je ne pouvais me résoudre à lui mentir parce que je me souvenais de ce qui s’était passé dans mon enfance et que je ne voulais pas raviver sa méfiance.
 
Jay :
C’était donc difficile pour vous. Vous étiez incapable de mentir et cela contrariait votre mère. Comment les choses ont-elles évolué?
 
Catherine :
A mesure que ses capacités cognitives déclinaient, il est devenu plus facile de la distraire. La première fois que j’ai dit : « Non, il n’est pas mort », je me suis sentie très mal à l’aise, comme si j’étais malhonnête. Pourtant, ma mère a mieux vécu l’expérience que moi. La première fois que j’ai dit qu’il participait à un congrès, elle a semblé l’accepter. L’enthousiasme qu’elle ressentait à l’idée qu’il allait revenir la voir m’a bouleversée, c’était une chose positive pour elle. Mais je me sentais tellement mal de lui avoir menti.
Maintenant, avec la progression de son déclin cognitif, je peux lui dire sans problème qu’il est parti quelque part, n’importe où, et qu’il reviendra un jour. Cependant, ces dernières semaines, j’ai remarqué que lorsque je vais dans sa chambre, la photo d’elle et de lui ensemble est retournée et elle pose rarement des questions à son sujet. L’une de mes sœurs est décédée il y a une vingtaine d’années, et cela a également été très douloureux pour ma mère. Je me demande donc si elle ne filtre pas inconsciemment ses souvenirs pour éviter de revivre sa douleur.
 
Allison :
Vous avez dit que lorsque vous avez commencé à arrondir les angles pour faire en sorte que votre mère se sente mieux, vous avez ressenti de la culpabilité et de l’anxiété. Nous savons que le stress et la dépression sont reconnus comme des facteurs de risque de démence. Avez-vous une idée de la façon dont cette culpabilité et cette anxiété ont pu affecter votre propre santé cérébrale?
 
Catherine :
La culpabilité et l’anxiété sont toujours bien présentes. Je pense que c’est probablement le cas pour la plupart des gens qui s’occupent d’une personne atteinte de démence. Au fil des expériences, la personne que nous aimons change, mais nous aussi. Nous essayons de concilier ce que notre relation a été dans le passé avec ce qu’elle doit être à l’avenir. Parce qu’en quelque sorte, on inverse les rôles, même si on est toujours la fille de cette personne merveilleuse.
Au fil des changements qu’elle subit, j’ai appris ce qui lui fait mal et ce qui la rend heureuse. Je m’adapte aux signaux qu’elle m’envoie, car elle peut être très différente chaque jour, sinon chaque heure. Je prends donc ces indices en compte pour savoir la part de vérité et de fiction que je peux intégrer dans nos conversations.
Je pense que les attentes sont une arme à double tranchant, car cette relation parent-enfant existe toujours et on ne perd jamais l’espoir de retrouver la personne qu’on a connue. Il y a de bonnes et de mauvaises journées, alors mieux vaut espérer des jours heureux. J’ai appris que si je vais la voir en espérant ou en essayant de me convaincre que ce sera une bonne journée ou une bonne conversation, je risque souvent d’être déçue. Alors, plutôt que de faire cela, je me dis : « J’ai une heure et demie à passer avec ma mère, que j’ai aimée toute ma vie. Si c’est une mauvaise journée, nous essaierons de faire en sorte que cela aille mieux. Si elle passe une bonne journée, nous passerons un moment merveilleux ». Il ne faut toutefois pas s’attendre à ce que cela soit tout blanc ou tout noir. À chaque visite, il y a des moments de douleur et des moments de joie, alors j’essaie de me concentrer sur les moments de joie.
 
Jay :
Catherine, je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens qui nous écoutent et pour qui cela représente une nouvelle approche. Vous avez mentionné que cela dépendait du contexte, selon l’humeur de votre mère. C’est peut-être une question délicate, mais pourriez-vous nous donner rapidement un exemple récent d’une interaction où vous avez dû observer votre mère avant d’avoir une discussion?
 
Catherine :
Bien sûr. En fait, cela s’est produit il y a quelques jours. Je suis allée lui rendre visite un soir et elle était assise au poste des infirmières. Ma mère était enseignante, et mon père, directeur d’école. Lorsqu’on voit une personne en soins de longue durée assise au poste des infirmières, on a l’impression d’être dans le bureau du directeur : soit elle est contrariée, soit elle a fait quelque chose qui a contrarié quelqu’un d’autre. Je suis donc entrée, je me suis assise et j’ai dit : « Hé, maman, qu’est-ce que tu fais? Pourquoi es-tu ici? » Elle avait les yeux rouges et boursouflés, et elle a dit : « Oh, je suis si contente que tu sois là. Quelqu’un a volé ma voiture! » C’est un thème récurrent avec elle. Dans ce cas, j’ai décidé de lui rappeler que son permis de conduire lui avait été retiré après sa crise cardiaque, et que mon frère avait vendu la voiture. Je lui ai rappelé que c’était elle qui le lui avait demandé.
J’ai appris par le passé que si je lui disais qu’il avait vendu la voiture et qu’elle lui avait dit de garder l’argent, elle en déduirait qu’il avait volé la voiture et son argent. Je lui dis maintenant : « Tu n’as plus le droit de conduire. Je suis ta chauffeuse. Tu as ta limousine personnelle, et je t’emmène où tu veux. Ta voiture a été vendue, mais nous avons placé tout l’argent dans ton compte. Tu peux t’en servir quand tu veux. Si tu veux acheter une nouvelle voiture, dis-moi laquelle tu aimerais et nous irons l’acheter. » Et là, elle se détend et nous pouvons passer à autre chose.
 
Jay :
Certaines personnes m’ont dit que si le patient à qui elles rendent visite dit quelque chose qui n’a pas de sens, elles font semblant de jouer le jeu. Ça peut même mener à une conversation sur quelque chose qui n’existe pas ou qui n’a jamais eu lieu. Est-ce que vous faites cela parfois? Est-ce une méthode recommandée?
 
Catherine :
Oui, je le fais maintenant, absolument. Je pense même que je suis devenue une pro. C’est une compétence que j’ai acquise, parce qu’il y a un an à peine, je ne l’aurais jamais fait. J’aurais voulu m’assurer qu’elle comprend le contexte et la vérité, et j’aurais essayé de corriger la situation. Maintenant, on s’amuse beaucoup. Peu importe ce que ma mère dit – c’est parfois vraiment bizarre et cela n’a aucun sens –, nous avons de merveilleuses conversations pleines d’humour. Elle les dirige et je la suis. En fait, c’est vraiment super.
 
Jay :
Avez-vous des conseils de communication pour les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle que vous venez de décrire? Si cela vient juste de commencer, elles ne savent probablement pas comment réagir. Y a-t-il des conseils qui pourraient aider ces personnes à avancer?
 
Catherine :
Oui, tout à fait. Je pense qu’il y a plusieurs conseils à donner. D’abord, libérez-vous du besoin d’avoir raison. Ce n’est pas nécessaire. Cela n’a plus d’importance. Laissez la personne que vous aimez croire en sa propre vérité, quelle qu’elle soit. Ce n’est pas un problème. Ça ne peut pas lui faire de mal. Si vous devez ajuster la vérité, faites-le avec douceur. La personne que vous avez aimée et que vous aimez encore, cette personne qui vous aime toujours, est perdue. Tout ce que vous pouvez faire pour illuminer et adoucir un peu sa journée, son moment, son monde est une bonne chose, en espérant que cela a du sens pour elle. Même si cela n’a pas de sens pour vous, faites-le. Offrez-lui cela.
Enfin, je conseillerais aux gens de garder à l’esprit qu’ils doivent faire confiance à leur instinct. En tant que proches aidants de personnes atteintes de démence, nous prenons des décisions très importantes. Celles-ci auront une incidence sur l’humeur des gens, leur vie et la façon dont ils continueront à mener leurs activités quotidiennes. Le système de santé connaît le patient, mais nous connaissons la personne. Nous avons une histoire avec elle, nous savons ce qui la rend heureuse, ce qui la rend triste. Nous nous souvenons de son passé de manière concrète. Lorsque nous voulons aider les personnes que nous aimons, je pense qu’il est essentiel de faire confiance à l’amour que nous leur portons et ce que nous connaissons d’elles afin de prendre de bonnes décisions. Fiez-vous à votre instinct, c’est très important.
 
Jay :
Eh bien, Catherine, cela a été extrêmement utile. Je ne peux pas vous dire à quel point nous vous sommes reconnaissants. Merci beaucoup d’avoir participé à Défier la démence.
 
Catherine :
Merci de m’avoir accueillie. Je pense que le travail que vous faites est vraiment nécessaire et que les gens ont besoin de vous entendre et de comprendre ce qui se passe. Merci donc de réaliser cette émission.
 
Jay :
Catherine Mulvale est proche aidante et consultante en affaires. Elle nous a parlé depuis Georgetown, en Ontario. Catherine a récemment lancé un site Web permettant aux personnes soignantes de raconter leur histoire, de prodiguer des conseils et de trouver des ressources. Son site s’appelle dementia love (.) org. Nous sommes honorés que Défier la démence figure parmi ces ressources. Vous trouverez un lien dans les notes qui accompagnent l’émission.
 
Allison :
Notre prochain invité a écouté Catherine. Ben Hartung est infirmier gérontologue certifié et chercheur, il a orienté son domaine d’études vers la communication avec les personnes atteintes de démence. Il exerce en Alberta et travaille comme instructeur en soins infirmiers dans un collège. Il fait partie d’un petit cercle de spécialistes qui étudient ce que l’on appelle le « mensonge thérapeutique ». Il a publié plusieurs études sur le sujet. Ben Hartung nous rejoint depuis Calgary. Ben, merci de nous aider à défier la démence.
 
Ben :
Merci de m’avoir invité. Je suis ravi d’être avec vous.
 
Allison :
Nous souhaitons bien sûr connaître vos réactions à l’histoire de Catherine, mais d’abord, pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes intéressé à ce sujet méconnu qu’est le mensonge éthique?
 
Ben :
Je pense que tout a commencé avec ma grand-mère. Mon grand-père était atteint de démence. Elle était proche aidante, et c’était à l’époque où j’étudiais en soins infirmiers. J’ai toujours voulu être infirmier, comme ma mère qui travaille dans ce domaine. En observant ma grand-mère s’occuper de son mari, j’ai pu comprendre les difficultés qu’elle rencontrait. Depuis, j’ai poursuivi ma carrière. Pendant ma maîtrise, le sujet du mensonge thérapeutique est apparu dans mes recherches, et cela m’a beaucoup intéressé. En explorant les études, je me suis dit : « Ouah, il y a vraiment beaucoup d’informations, mais personne n’en parle. » J’ai donc approfondi mes recherches sur le sujet. C’est un domaine dont personne ne parle, mais qui semble se développer, et cela m’a intrigué.
 
Jay :
Ben, Catherine Mulvale en a parlé lors de notre entretien. Qu’avez-vous retenu de son histoire?
 
Ben :
Je pense que le principal défi des proches aidants, c’est de naviguer des situations complexes, par exemple lorsqu’un être cher cherche une personne décédée et qu’il faut déterminer comment réagir et gérer la situation. Les proches aidants veulent faire de leur mieux, mais parfois, ils prennent des décisions, disent ou font quelque chose, et ils regrettent d’avoir agi de la sorte. Cette culpabilité est bien réelle. Je compatis sincèrement avec ces personnes qui doivent faire face à de telles situations.
 
Allison :
Peut-on dire que l’histoire de Catherine est un cas classique?
 
Ben :
C’est un cas tout à fait classique. Dans ma pratique, j’ai souvent été témoin de situations comme celles que Catherine a décrites.
 
Jay :
Vous avez donc observé ces situations à maintes reprises dans votre pratique. Des personnes atteintes de démence qui sont informées de vérités douloureuses, comme l’a mentionné Catherine, et qui revivent un choc, un sentiment d’incrédulité, et même du désespoir. Quelle est l’ampleur de ce problème?
 
Ben :
Je pense que c’est assez courant. Il faut prendre du recul et comprendre pourquoi cela se produit et quels scénarios amènent les gens à poser des questions difficiles, à chercher des personnes décédées, ou même à chercher leur voiture alors qu’ils ne conduisent plus. Les personnes atteintes de démence peuvent parfois être désorientées; elles peuvent ne pas savoir qui elles sont, où elles se trouvent ou l’heure qu’il est. Cette désorientation est parfois appelée « décalage temporel ». Elles ont souvent l’impression d’être plus jeunes, peut-être cherchent-elles leurs enfants ou pensent-elles qu’elles conduisent, mais elles sont en décalage temporel. Leur perception de la réalité ne correspond pas vraiment à leur environnement. La situation devient alors très pénible pour elles, et cela peut être vraiment difficile à gérer. Elles peuvent être en train de chercher les clés de leur voiture, de fouiller la maison ou elles pourraient être à la recherche de leur enfant, de leur conjoint. Elles pourraient même sortir et risquer de tomber ou de se blesser.
Dans ces moments-là, les personnes soignantes doivent réagir avec gentillesse et compassion, ce qui peut s’avérer très difficile. J’aime bien imaginer ce qui se passe dans la tête des personnes atteintes de démence dans ces moments-là. Nous avons tous vécu des moments où nous avons perdu nos parents au milieu d’une foule, au supermarché ou dans un parc d’attractions, lorsqu’on était enfant, et qu’un terrible sentiment de panique nous envahissait. Peut-être avez-vous déjà été ce parent en panique qui a perdu son enfant au supermarché? Certains d’entre nous se sont peut-être déjà réveillés en retard pour une journée de travail très importante et devaient prendre leur voiture pour se rendre au bureau. C’est exactement la même réaction émotionnelle qu’une personne atteinte de démence peut ressentir lorsqu’elle est désorientée et qu’elle subit ce décalage temporel.
 
Allison :
C’est drôle parce que j’ai été dans chacune des situations que vous venez de mentionner, et c’est vrai qu’il y a ce sentiment de panique. Donc, en reconnaissant cela en moi, j’ai l’impression de développer de l’empathie pour ce que vit la personne à qui je parle. Pensez-vous que le fait de vous rappeler ce genre de situation vous aide à ressentir plus d’empathie et à avoir des conversations plus constructives?
 
Ben :
En effet. Il est important de faire preuve d’empathie face à ce qui se passe, parce qu’il s’agit d’un véritable défi pour les personnes soignantes, mais ce sont elles qui doivent réagir et qui souhaitent faire ce qu’il y a de mieux pour l’être cher. Elles veulent atténuer cette détresse, cette panique, mais elles n’ont pas toujours les outils ou les connaissances nécessaires pour gérer ces situations, si bien qu’elles peuvent paniquer à leur tour. Elles peuvent agir avec les meilleures intentions du monde, mais ensuite se sentir coupables, pensant avoir agi à tort. Je sais que Catherine a mentionné qu’elle se sentait vraiment coupable, qu’elle a eu une réaction viscérale la première fois qu’elle a dit à sa mère quelque chose qui n’était pas vrai. Même si cela pouvait être bénéfique pour sa mère, elle a toujours ressenti de la culpabilité. Malheureusement, c’est un aspect tout à fait normal de la prise en charge d’un proche.
 
Jay :
Ben, comment les gens qui vivent la même chose que Catherine peuvent-ils faire face à ce fort sentiment de culpabilité? Y a-t-il des mesures qu’une personne soignante peut prendre pour atténuer ce problème?
 
Ben :
Oui et non. La culpabilité est toujours présente. Quand je parle de culpabilité avec les gens, je réalise qu’elle vient d’une intention bienveillante. Dans le contexte des soins aux personnes atteintes de démence, la culpabilité surgit lorsque l’on ressent l’obligation de faire quelque chose et qu’ensuite on regrette ses actes. Je pense donc que, lorsque nous pensons à la culpabilité, à la prise en charge et à ce genre de scénario, il faut simplement se rappeler que nous faisons de notre mieux. Je pense que Catherine l’a bien exprimé. Au fond, ce sont les aidants familiaux qui savent ce qu’il y a de mieux pour leurs êtres chers. Ils connaissent leur histoire et doivent avoir confiance : ce qu’ils ont fait n’est peut-être pas parfait, mais ils ont l’impression d’avoir fait de leur mieux. Cela n’élimine pas la culpabilité, mais cela contribue à l’atténuer.
 
Allison :
C’est intéressant parce que vous dites que la culpabilité surgit lorsque vous regrettez d’avoir fait quelque chose, alors que cela pourrait avoir été la meilleure chose à faire. Je me demande donc, lorsque vous réfléchissez à l’équilibre entre vérité et compassion, s’il existe des lignes directrices éthiques particulières que vous et d’autres experts recommandez.
 
Ben :
Oui, tout à fait. Les lignes directrices éthiques soulignent que votre réponse doit être dans l’intérêt de la personne atteinte de démence. Si on choisit le mensonge, il doit profiter à l’être cher. Nous avons différents principes éthiques à considérer pour décider si nous allons mentir ou non, et la recherche aborde les deux aspects de cette question. Le principe éthique du conséquentialisme se concentre donc sur les résultats pour déterminer si votre choix était approprié. Ainsi, dans l’exemple de Catherine, elle a utilisé ce principe lorsqu’elle a décidé de dire à sa mère que son père était à un congrès plutôt que de lui rappeler qu’il était décédé. Lorsqu’elle lui disait la vérité, la situation s’avérait difficile et n’était pas bénéfique pour sa mère. Ainsi, lorsque nous réfléchissons aux conséquences de nos propos, nous devons nous demander si c’est dans l’intérêt de l’être cher.
Nous devons également réfléchir à la manière dont un mensonge peut être perçu. Lorsqu’une personne est atteinte de démence, ses facultés cognitives et sa désorientation peuvent fluctuer. Nous devons donc évaluer si cette personne est vraiment désorientée, déterminer l’ère temporelle dans laquelle elle se trouve et les informations qui pourraient lui sembler vraies à ce moment-là. Parce que nous ne voulons jamais être confrontés à un mensonge. Il est important d’utiliser des informations qui peuvent sembler vraisemblables pour la personne à ce moment-là. Enfin, le mensonge doit être notre dernier recours. Nous ne voulons pas mentir à nos proches. Nous voulons d’abord utiliser d’autres options et techniques. Nous pouvons valider leurs émotions, les distraire ou les réorienter. Et si les stratégies échouent, alors il est justifié d’avoir recours au mensonge.
 
Allison :
Après avoir essayé d’autres solutions en vain, le mensonge peut être éthique parce qu’il sera bénéfique pour la personne atteinte de démence. Quel conseil donneriez-vous aux personnes soignantes pour leur éviter d’être prises à mentir?
 
Ben :
Il faut essayer de comprendre où la personne se situe dans son décalage temporel. Posez-lui des questions comme : « Quel âge penses-tu avoir? Sais-tu en quelle année nous sommes? Que ferais-tu en ce moment? Selon toi, qu’est-ce que ton mari ferait en ce moment? » Ses réponses vous donneront une bonne idée de son état actuel. Une fois que vous avez ces informations, nous procéderons à l’étape que l’on appelle « entrer dans leur réalité ». Vous quittez maintenant votre réalité, ce que vous savez sur l’année en cours et toutes ces choses, pour entrer dans celle de la personne atteinte de démence. Si nous transmettons des informations qui sont vraies pour la personne à ce moment-là, cela peut conduire à de bons résultats.
De nouvelles recherches ont été menées cette année au Danemark sur la question de savoir si le fait d’entrer dans la réalité d’une personne atteinte de démence et de lui communiquer des informations qui lui sont vraies à ce moment-là constitue un mensonge. En effet, si vous transmettez des informations qui correspondent à votre réalité alors qu’elle est dans une réalité différente, celles-ci seront forcément dérangeantes parce qu’elles ne correspondent pas à sa réalité. Il s’agit donc de comprendre où se trouve la personne atteinte de démence à ce moment précis, car ce moment change, et de lui communiquer des renseignements bien adaptés.
 
Jay :
Ben, j’aimerais vous donner un exemple que j’ai entendu une fois et qui, à mon avis, se rapporte à ce que vous venez de dire. Quelqu’un rend visite à son parent atteint de démence, et celui-ci dit : « J’ai eu un dîner extraordinaire aujourd’hui. J’ai dîné avec Salvador Dali et Winston Churchill! » Le visiteur lui répond : « Wow, ton dîner était bien plus intéressant que le mien. » Dois-je en déduire que ce n’est pas vraiment un mensonge parce que le visiteur est entré dans la réalité de son parent?
 
Ben :
Cela dépend du point de vue. Ce sont des informations qui nous sont fausses, mais si elles sont véridiques aux yeux de la personne atteinte de démence, si cela lui est bénéfique, et s’il est opportun de communiquer ces informations parce qu’elles sont centrées sur la personne, alors oui, il peut être approprié de suivre son histoire. Cela se produit assez souvent dans le contexte des soins aux personnes atteintes de démence.
 
Jay :
Nous avons surtout parlé de la communication verbale avec une personne atteinte de démence. Mais d’après votre expérience, comme il existe d’autres canaux de communication, y a-t-il des façons d’agir dans les situations où vous n’avez pas à recourir à un mensonge?
 
Ben :
En effet. La vérité se situe dans un spectre lorsque l’on parle de vérité et de mensonge dans le contexte des soins aux personnes atteintes de démence. Parfois, nous ne voulons pas mentir explicitement, comme Catherine. Par exemple, si votre proche cherche ses clés de voiture parce qu’il doit se rendre au travail et qu’il est en retard, vous pouvez l’aider à les chercher. Peut-être qu’il cherche sa conjointe ou son enfant. Vous pourriez faire le tour de la maison pour trouver des cachettes. Pendant que vous cherchez, vous pouvez pointer du doigt la photo sur le mur où l’enfant est petit ou prendre un album de photos et commencer à le feuilleter. Il y a des moyens de l’accompagner et de le distraire dans cette situation sans avoir recours à un mensonge explicite.
Lorsque je pense à l’expérience de mon grand-père atteint de démence, je me dis qu’il s’agit en fait d’être présent auprès de l’être cher. J’ai grandi sur une ferme laitière, où nous passions beaucoup de temps à cueillir des haricots et des pois. Lorsque je rendais visite à mon grand-père, il était toujours capable d’équeuter les haricots, même après avoir perdu l’usage de la parole. Et c’était une bonne visite, simplement parce que j’étais présent. Je pense que cela vaut vraiment la peine de le souligner. Il n’est pas toujours nécessaire de parler. Le simple fait d’être présent peut être très réconfortant.
 
Allison :
C’était très réconfortant de passer du temps avec vous, Ben, et très intéressant d’entendre vos suggestions en matière de communication. Je pense qu’elles seront utiles, non seulement pour communiquer avec les personnes atteintes de démence, mais aussi avec n’importe qui. Ce sont de sages paroles, et je vous remercie sincèrement d’avoir pris le temps de nous en faire part. Merci.
 
Ben :
Merci de m’avoir invité.
 
Jay :
Oui, merci.
 
Allison :
Ben Hartung est chercheur en communication dans le contexte de la démence. Il est également infirmier autorisé en Alberta et infirmier gérontologue certifié. Il nous a parlé depuis Calgary.
 
Jay :
Allison, c’est un sujet que je trouve vraiment très important. Qu’avez-vous pensé en écoutant nos invités?
 
Allison :
J’ai trouvé que c’était un sujet important et très intéressant. Ben a mentionné quelque chose qui a vraiment changé ma façon de penser. Il a expliqué comment on peut entrer dans la réalité d’un proche et s’en servir comme cadre de discussion. Pour moi, cela change vraiment ma façon d’envisager ces échanges. Il n’est pas nécessairement question de ma réalité, mais de ce que je peux faire en entrant dans celle de l’autre. Cela ouvre un tout nouveau monde de réflexion sur la communication. Qu’en pensez-vous?
 
Jay :
Je pense depuis un moment que l’on pourrait presque résumer la chose ainsi : quand on rend visite à une personne atteinte de démence, l’objectif est de la laisser plus heureuse à notre départ qu’à notre arrivée. Malgré tous les points de vue très intéressants que nous avons entendus aujourd’hui, je pense que c’est toujours vrai. L’exemple de Ben, assis avec son grand-père à équeuter des haricots, illustre bien cette idée de partir en laissant les gens plus heureux qu’à notre arrivée, et il n’est même pas nécessaire de parler. Cela peut être presque n’importe quelle activité.
 
Allison :
Exactement. Et l’autre chose qui est vraiment intéressante, c’est que, quand on pense de cette manière – travailler dans la réalité des personnes atteintes de démence et partir en les laissant plus heureuses qu’à notre arrivée – on aide aussi à réduire le stress et les sentiments d’anxiété, de culpabilité et de dépression, tant chez les personnes atteintes de démence que chez les personnes soignantes. Je pense que grâce à cela, nous améliorons non seulement la vie des personnes malades, mais nous diminuons aussi le risque de démence chez les proches aidants, en réduisant le stress, l’anxiété et la dépression. Cela veut tout simplement dire que reformuler la vérité peut faire partie de la lutte contre la démence.
 
Jay :
Pour en savoir plus sur la manière de réduire le risque de démence et de ralentir sa progression ou obtenir des renseignements utiles pour maintenir votre cerveau en pleine forme, rendez-vous sur le site défierladémence.org.
 
Allison :
Vous y trouverez les autres épisodes du balado, ainsi que nos vidéos, des infographies et d’autres ressources.
 
Jay :
Notre équipe de production pour ce balado est composée de Rosanne Aleong, Helen Chen et Sylvain Dubroqua. Notre rédacteur et réalisateur est Ben Schaub. La production est assurée par PodTechs. La musique est de Steve Dodd et le dessin de la page de couverture a été réalisé par Amanda Forbis et Wendy Tilby.
 
Allison :
Nous tenons aussi à remercier la Fondation de la famille Slaight, le Centre d’innovation sur la santé du cerveau et le vieillissement et Baycrest, qui ont financé ce balado.
 
Jay :
Nous apprécions grandement votre soutien, alors n’hésitez pas à vous abonner à Défier la démence sur Spotify, Apple Podcasts ou toute autre plateforme de diffusion. N’oubliez pas de laisser un J’aime, un commentaire ou une note de cinq étoiles.
 
Allison :
Dans la prochaine émission de Défier la démence, nous nous pencherons sur le pouvoir de la musique dans la lutte contre la démence. Nous joignons notre voix au chœur pour dire que faire de la musique est bon pour le cerveau, que ce soit en chantant sous la douche ou en entonnant l’Ode à la joie de Beethoven au sein d’une grande chorale. Jay et moi faisons tous deux partie de groupes de musique, nous attendons donc cet épisode avec impatience. Je m’appelle Allison Sekuler.
 
Jay :
Et moi, Jay Ingram. Merci d’avoir écouté Défier la démence. Et n’oubliez pas : il n’y a pas d’âge pour prendre soin de son cerveau.